«Guyana» d'Élise Turcotte: un récit tragique sur fond de poésie – Bible urbaine

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«Guyana» d’Élise Turcotte: un récit tragique sur fond de poésie

«Guyana» d’Élise Turcotte: un récit tragique sur fond de poésie

Publié le 19 octobre 2011 par Éric Dumais

L’auteure, poète et romancière Élise Turcotte, qui a remporté à deux reprises le Prix du Gouverneur général et dont le roman Le bruit des choses vivantes l’a révélée au grand public grâce à son sens inouï du réalisme et à son regard pénétrant sur la vie humaine, récidive avec Guyana, son cinquième roman destiné aux adultes.

« J’ai essayé de ne plus penser à Kimi. Le devoir que j’avais cru avoir envers Philippe se retournait contre nous, je le voyais bien, mais c’était plus fort que moi. Dès que Philippe partait pour l’école, Kimi revenait avec ce sentiment d’injustice qui m’a toujours nourrie et fait chercher plus loin. Je voulais une preuve. Je voulais avoir raison. Je voulais qu’elle soit morte assassinée. J’avais besoin de ce meurtre pour vivre tout à fait. »

Qu’est-il arrivé à Kimi?

Ana est journaliste et mère d’un jeune garçon de 9 ans appelé Philippe. Ce dernier, selon toute apparence, porte toujours les traces du décès de son père, Rudy, lequel est mort des suites d’un cancer foudroyant. Le temps a inexorablement suivi son cours et le jeune couple continue de vivre tranquillement son existence, jusqu’au jour fatidique où Kimaya Persaud, une jeune Guyanaise récemment établie dans le quartier Ville Saint-Laurent, à Montréal, perd la vie de façon tragique. En fait, la jeune dame a été retrouvée morte au Joli Coif, le salon de coiffure où elle a travaillé, pendue dans l’arrière-boutique. Ce décès subit va plonger Ana et Philippe dans une peine incommensurable, un peu comme si cet évènement avait réveillé au fond d’eux-mêmes un passé sombre et troublé. Pourquoi Kimi a-t-elle été pendue? S’est-elle réellement suicidée, ou est-ce les marques sordides d’un quelconque gang criminel? Serait-ce un acte barbare de son récent mari Wilson?

Une enquête laborieuse

Le récit d’Ana et du jeune Philippe commence à pas feutrés et c’est sans en avoir réellement conscience que le lecteur s’embarque dans une histoire en tous points réaliste, mais aux contours parfois anguleux. Ana, on le sent, est une femme sensible, à la personnalité vaporeuse, et son enquête sur la mort de sa coiffeuse Kimi peut sembler peu crédible aux yeux d’un lecteur suspicieux. En effet, la journaliste s’embarque, un peu malgré elle et sans aucune raison précise, dans une enquête très laborieuse, où elle n’a qu’une participation pourtant fort secondaire; comme un simple pion sur un échiquier.

En réalité, Ana n’était qu’une simple cliente au salon Joli Coif, et Kimi, cette coiffeuse guyanaise, laquelle était établie dans le paysage montréalais jusqu’à tout récemment, n’était rien d’autre qu’une femme ordinaire dotée de grandes qualités. Alors pourquoi s’investir autant dans un dossier duquel elle n’est pas tellement concernée? Le motif est certes nébuleux, mais une chose est sûre : Ana veut comprendre ce qui est arrivé à cette jeune femme qui semblait apprécier l’existence malgré sa pauvreté évidente.

Ainsi, une fois que l’impulsion subite et nébuleuse d’Ana est bien assimilée par le lecteur, ce sont les personnages d’Ana et de Philippe, animés d’une vitalité quasi contagieuse, qui donnent le ton à l’histoire. Et c’est entre autres pour cette raison précise que le Guyana se dévore tel un bon fruit mûr. En effet, pages après pages, les questionnements à propos du dessein d’Ana s’estompent doucement, presque subtilement, laissant ainsi le lecteur errer seul, avec une histoire qui frôle drôlement le terrain de l’irréel :

«  Je fixais le panneau, je fixais le lustre, je n’arrivais pas à croire que ma Kimi avait vécu là. Je ne pouvais pas croire que je pensais comme ça, ma Kimi. Je m’appropriais la réalité de quelqu’un d’autre, j’étais presque chez elle, et j’allais continuer. »

L’art du point de vue narratif

Élise Turcotte possède un don certain pour l’écriture. En effet, il n’est pas rare, de nos jours, de tomber sur un roman percutant, écrit dans un style littéraire soutenu, ou agrémenté de calembours et de figures de style relevant d’une certaine prouesse linguistique. L’écriture d’Élise Turcotte, laquelle a également contribué à l’essor de romans pour la jeunesse, est épurée et réellement envoûtante. À vrai dire, l’auteure pourrait nous raconter n’importe quelle histoire, et le propos, aussi ennuyeux soit-il, serait toujours d’une grande ingéniosité.

Autre élément de mérite : Élise Turcotte réussit à alterner différents points de vue narratifs, au rythme de la voix mystérieuse et poétique d’Ana et de celle un peu plus lucide et naïve de son jeune fils Philippe, desquels on apprend des détails pouvant aider quant à la compréhension de l’histoire. À la toute fin, le lecteur peut suivre le discours de Kimi, décédée, qui semble être revenue du royaume des morts pour nous raconter les circonstances étranges entourant son décès. Décidément, Guyana un bel exercice narratif, qui agrémente, de plus, une histoire déjà fort bien concoctée au départ.

En somme, Guyana est un récit bien ficelé, touchant mais troublant, qui plaira autant à l’adolescent curieux qu’à l’adulte en soif de libération.

Appréciation générale: ****1/2

Crédit photo: Martine Doucet

Écrit par: Éric Dumais

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