«Celui qui est digne d’être aimé» d’Abdellah Taïa – Bible urbaine

LittératureRomans étrangers

«Celui qui est digne d’être aimé» d’Abdellah Taïa

«Celui qui est digne d’être aimé» d’Abdellah Taïa

Douleur poétique

Publié le 27 juillet 2017 par David Bigonnesse

Crédit photo : Éditions du Seuil

Il est toujours ardu de définir en quelques mots l’essence d’un roman. Le lecteur sensible et attentif le sait. Mais parfois les mots surgissent et semblent vouloir se coller à l’œuvre. Dans le cas du livre Celui qui est digne d’être aimé d’Abdellah Taïa, composé de cinq lettres, les termes poétique et douloureux lui conviennent parfaitement.

Dans sa première lettre, Ahmed écrit à sa mère qui est décédée il y a cinq ans. Dès les premières lignes, on constate bien qu’avec les qualificatifs choisis pour la nommer, il s’agit bien d’une relation douloureuse entre mère et fils. Malika, cette «dictatrice», comme il le répète souvent, contrôlait tout et empoisonnait du même coup l’environnement familial. Fils mal aimé et non désiré par la «dominatrice», Ahmed présente dans cette première lettre, les thèmes centraux de ce livre, soit son homosexualité ainsi que le colonialisme français.

C’est avec une plume dure, sans ambages, mais magnifiquement rendue que l’auteur creuse dans les plaies toujours vives de son histoire, qui est aussi celle de bien d’autres comme lui. On dit souvent que lire développe l’empathie, nous oblige ou nous invite à pénétrer dans la peau de personnages qui vivent des réalités autres que la nôtre. C’est exactement ce qui se passe avec le roman d’Abdellah Taïa. On réussit, dans la mesure de ce qui est possible, à comprendre et saisir le poids du colonialisme sur Ahmed, le Marocain. La relation d’amour-haine qu’il ressent vis-à-vis de la France conquérante, mais aussi accueillante. Ce pays en impose avec ses codes, ses références culturelles. D’autant plus que l’être aimé ne rate aucune occasion de lui rappeler la chance qu’il a de faire sa vie ici…

Évidemment, les variations de points de vue sur le protagoniste qui relie toutes ces lettres éclairent le lecteur et nous offrent une autre vision d’Ahmed. En témoigne, par exemple, la lettre de Vincent, dans laquelle on saisit qu’Ahmed n’est pas le seul à subir l’emprise du colonialisme et n’est pas le seul à souffrir du regard de l’autre, de la difficulté de créer des liens relationnels, affectifs. À titre d’exemple, il faut dire que les racines judaïques de Vincent lui sont complètement méconnues, lui qui a «baigné» dans le catholicisme culturel. Ce même Vincent qui lui implore vigoureusement de revenir dans ses bras, puisque c’est la seule chose qu’il désire ardemment.

C’est dans sa lettre à Emmanuel, lettre de rupture, qu’Ahmed raconte ce qu’il l’a amené en France. En fait, devrait-on dire, celui qui l’a amené en France… Tout y passe dans cette charge mêlée d’admiration, de désirs, de regrets et de dégoût: les classes sociales, le colonialisme français, la supériorité culturelle, l’accession au rêve, l’illusion de l’émancipation, etc.

Ici s’exprime une souffrance intarissable, la colère provoquée par le recul, la distance des années en regard des évènements passés. L’accumulation des efforts faits pour s’extraire de ses racines, pour se transformer devant l’autre, le séduisant, l’impressionnant, le puissant. Abdellah Taïa bouleverse tout simplement le lecteur.

Dans la dernière lettre, celle de «Mai 1990», signée par Lahbib, on plonge dans l’adolescence. Une adolescence marquée par la découverte de la sexualité qui s’éveille, dont le corps est accaparé par d’autres. On revient encore à cette emprise sur le physique, la sexualité, le colonisé. Le pouvoir du colonisateur, du plus nanti. Lahbib l’a vécu; Ahmed de même. Gérard pour l’un; Emmanuel pour l’autre. Mais à un autre moment de la vie…

L’auteur Abdellah Taïa n’a pas peur des mots, de leur portée et de leur signification. Il les dépose précisément au bon endroit et il s’en dégage une maîtrise de l’écriture qui frappe, évoque des images assez délectables. Et c’est cette maîtrise qui renforce l’emploi des pronoms «je, «tu», qui, à la base, peut sembler facile. On sent une incroyable maturité dans le style – il n’en est tout de même pas à son premier ouvrage littéraire – et le lecteur s’en retrouve, au final, fort imprégné.

«Celui qui est digne d’être aimé» d’Abdellah Taïa, Éditions du Seuil, 2017, 144 pages, 29,95 $.

L'avis


de la rédaction

Nos recommandations :

Vos commentaires

Revenir au début