«Dans la peau de...» Marie Frankland, traductrice passionnée par la poésie d'Elizabeth Smart – Bible urbaine

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«Dans la peau de…» Marie Frankland, traductrice passionnée par la poésie d’Elizabeth Smart

«Dans la peau de…» Marie Frankland, traductrice passionnée par la poésie d’Elizabeth Smart

«Traduire, c'est très intime, on s'attache»

Publié le 20 novembre 2020 par Mathilde Recly

Crédit photo : Justine Latour

Chaque semaine, tous les vendredis, Bible urbaine pose 5 questions à un artiste ou à un artisan de la culture afin d’en connaître un peu plus sur la personne interviewée et de permettre au lecteur d’être dans sa peau, l’espace d’un instant. Cette semaine, nous avons interviewé Marie Frankland, une mordue de littérature dont la traduction française des Poèmes 1938-1984 d'Elizabeth Smart est parue cet automne aux Éditions du Noroît.

Marie, tu es traductrice de métier et, en 2015, tu as été l’une des finalistes aux Prix littéraires du Gouverneur général avec ton adaptation en français du recueil de poèmes MxT de Sina Queyras. À quel moment as-tu eu la piqûre pour la littérature et, plus spécifiquement, pour la poésie?

«En tant qu’ex-insomniaque, j’ai longtemps eu un besoin presque médical de littérature, et à ce jour je ne peux pas m’endormir sans un livre. Pour moi, la littérature a toujours été là, depuis l’immense bibliothèque de briques chez mes parents, depuis aussi longtemps que je me souvienne.»

«Pour ce qui est de la poésie, il y a eu des moments plus précis, le genre de moments d’émerveillement fulgurants qui marquent à jamais. Notamment le jour où j’ai feuilleté The Waste Land de T.S. Eliot. J’avais l’impression d’avoir devant moi une langue que je connaissais, ma langue maternelle en quelque sorte. La façon dont le texte était placé, l’enchaînement des syllabes, comment un mot avançait vers l’autre – ce que je ne savais pas qui s’appelait la métrique –, tout ça m’a enchantée.»

«Ce qui m’exaltait plus particulièrement dans la poésie de langue anglaise était qu’elle me permettait de participer, car une sorte de traduction simultanée s’opérait magiquement dans ma tête à chaque lecture, alors qu’un poème en français pour moi était un objet fini. Cela dit, je ne m’en émerveille pas moins devant le travail des poètes de langue française, de Prévert à Peuchmaurd.» 

Le 6 octobre dernier, les Éditions du Noroît ont fait paraître Poèmes 1938-1984 de la Canadienne Elizabeth Smart, un recueil rassemblant ses poèmes en vers, six ans après son décès. Raconte-nous comment tu as vécu ce défi linguistique de traduction!

«Cette traduction s’est étalée sur quelques années, de cafés en cafés, entre multiples projets, à petites doses. Comme j’avais eu la chance de traduire la biographie d’Elizabeth (Le coeur jamais éteint, Leméac), je connaissais très bien sa vie personnelle et, ainsi, je pouvais faire un certain nombre de liens – à tort ou à raison.»

«Elizabeth s’est battue toute sa vie pour écrire. Elle devait élever seule quatre enfants que le poète britannique George Barker lui avait largués, et donc, de temps en temps, entre un poème sur les plantes et un autre sur les ravages de la guerre, apparaît un texte sur la difficulté d’écrire, d’être entendue, de réconcilier écriture et maternité.»

«Même si ma vie n’est en rien semblable à la sienne, je me suis énormément identifiée. Plus que jamais et pour des raisons que je ne m’explique pas tout à fait encore (simplement l’universalité du propos?), cette traduction m’a plongée dans la peau d’une autre, justement. Je crois même que j’étais légèrement possédée!»

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Et dis-nous tout: qu’est-ce qui t’a poussée à vouloir te pencher sur ces poèmes en particulier?

«Elizabeth Smart est d’abord connue pour sa prose poétique, c’est-à-dire À la hauteur de Grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré, un long chant amoureux, traduit aux Herbes rouges par Hélène Filion, et L’arrogance des vauriens, la suite en quelque sorte, qu’on m’a chargée de traduire chez les Allusifs.»

«J’étais très curieuse de savoir comment cette fougue si caractéristique de Smart allait se comporter ainsi contenue dans de petites cases versifiées. Et je me suis bien vite rendu compte, à mon grand bonheur, que les mots – aussi bien les sons que les idées – débordaient parfois du cadre. Aussi, il faut bien dire qu’en dehors de ses journaux, c’étaient les seuls écrits d’Elizabeth qui n’avaient pas encore été traduits en français, et je crois que je n’étais pas encore prête à la quitter. Traduire, c’est très intime, on s’attache.» 

J’imagine que c’est un véritable pari de trouver les bons mots pour rendre le plus fidèlement possible les propos d’Elizabeth Smart, tout en mettant en valeur la beauté de la langue française pour aller directement toucher tes lecteurs francophones! Parle-nous brièvement des possibles casse-têtes rencontrés dans le cadre de ce travail.

«Souvent, le plus grand problème de traduction dans une œuvre est précisément ce qui en fait l’intérêt. Il s’agit ici d’une incroyable tension entre deux forces opposées, c’est-à-dire une volonté de rendre hommage à ses maîtres en poésie et un farouche besoin de les malmener, un puissant désir de révolte. Le cas des rimes est particulièrement éloquent chez Smart: toute pétrie de l’enseignement de ses modèles, elle amorce un texte sous le signe d’un son précis, puis l’abandonne soudainement en cours de route, nous rappelant qu’elle peut bien faire ce qu’elle veut après tout (d’ailleurs, elle le dit dans un poème intitulé “La rime est nuisible”).»

«Je ne peux pas m’empêcher de penser à une ballerine qui, en pleine arabesque, ferait un doigt d’honneur à la salle… Il s’agissait d’une tension difficile à reproduire par moments, contre-intuitive mais d’autant plus riche pour cette raison même.»

Si tu avais la chance de souper avec la poétesse ou le poète de tes rêves – qu’il soit toujours vivant ou décédé –, pour mieux comprendre ses intentions derrière l’un de ses recueils que tu aimerais traduire un jour, qui choisirais-tu et pourquoi?

«Sans aucune hésitation: Elizabeth Smart. Pas forcément pour lui poser des questions sur ses textes, mais parce que j’ai l’impression – naïve, peut-être – que nous aurions été amies. Dans les rares entrevues d’elle qu’on peut trouver, je me surprends à être cent pour cent d’accord avec tout ce qu’elle dit, avec son rapport à la vie, à l’autorité, à la littérature et aux autres.»

«Je crois qu’il est permis de penser qu’elle était très en avance sur son temps. Ou alors très en dehors de son époque et de ses névroses. Aussi intimidée que j’aurais pu l’être, j’aurais considéré comme un immense privilège la possibilité de passer une soirée avec elle, à boire beaucoup de vin en fumant trop de cigarettes, et à discuter de tout et du reste.»

Pour découvrir nos précédentes chroniques «Dans la peau de…», visitez le labibleurbaine.com/nos-series/dans-la-peau-de.

*Cet article a été produit en collaboration avec les Éditions du Noroît.

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