«Les albums sacrés»: le 40e anniversaire de «Low» de David Bowie – Bible urbaine

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«Les albums sacrés»: le 40e anniversaire de «Low» de David Bowie

«Les albums sacrés»: le 40e anniversaire de «Low» de David Bowie

Une énième métamorphose

Publié le 13 septembre 2017 par Mathieu St-Hilaire

Crédit photo : Evening Standard / Getty Images

Lorsque David Bowie prend la direction de Berlin avec son acolyte Iggy Pop en 1976, il est dans un état lamentable. Artistiquement, les choses se passent merveilleusement bien: son dernier album, le sublime Station to Station, est un succès commercial et critique. Sauf que son personnage du Thin White Duke sème la controverse par son arrogance et ses déclarations apparemment pro-fascistes (du théâtre, bien entendu). Pour couronner le tout, Bowie souffre d’une dépendance abusive à la cocaïne, avouant lui-même ne pas se rappeler d’avoir enregistré l’album. Avant que sa carrière ne devienne un épisode de Behind the Music, Bowie décide de s’installer à Berlin, capitale européenne de l’héroïne à l’époque, afin de repartir à neuf, artistiquement et personnellement. Il y passera deux ans à réaliser une trilogie d’albums, dont le premier, Low, représentera un sommet créatif d’une glorieuse carrière.

Station to Station avec déjà jeté les bases musicales de la voie qu’allait adopter David Bowie pour ses prochains albums. En effet, on y retrouve une forte influence de musique électronique et de krautrock, Bowie adorant tous ces nouveaux groupes provenant d’Allemagne tels que Can, Neu!, Kraftwerk et Faust. Il s’installe donc à Berlin, non pas seulement pour mettre un frein à ses consommations abusives, mais aussi pour s’imprégner de cette nouvelle scène musicale émergente. Bref, Bowie ne part pas seulement pour explorer son for intérieur, mais pour trouver de nouveaux chemins et de nouvelles formes de création de musique populaire.

Il existe un autre acteur incontournable dans cette quête: Brian Eno. Après avoir quitté Roxy Music au début des années 1970, Eno livre des albums pop-expérimentaux remarquables en tant qu’artiste solo avec des œuvres comme Here Come the Warm Jets (1974) et le magnifique Another Green World (1975). Son approche en studio est unique en son genre, sculptant des pièces de musique aux ambiances distinctes. Il œuvre en studio comme un scientifique travaille dans son laboratoire. Bowie décide donc de confier la réalisation à ce dernier, le dernier devenant le metteur en scène et le premier, l’acteur principal.

Bowie-EveningStandard-GettyImages

Bien entendu, une telle réinvention comporte son lot de risques, ce qui convient à merveille à David Bowie. Une démarche aussi artistique et expérimentale lui donne du carburant. Chose certaine, c’est que les auditeurs ne l’auront pas facile. Ainsi, les premières secondes de «Speed Of Life» transportent dans un tout autre univers: des synthétiseurs glaciaux, une rythmique robotique et une absence totale de prestation vocale. Plusieurs fans ont dû se demander s’il s’agissait bien du bon disque et ont dû passer très proche de le rapporter chez le disquaire! Un début qui lance un message clair: l’apport de Brian Eno à cet album sera majeur.

Il faut attendre à la deuxième pièce, «Breaking Glass», avant d’entendre la voix de Bowie. Les paroles sont obscures et teintées de claustrophobie. Il y traite visiblement de sa dépendance et de sa descente aux enfers des années précédentes. On y sent un Bowie paranoïaque: «You’re such a wonderful person / But you’ve got problems / I’ll never touch you». Peut-être parle-t-il de lui-même. «What In the World» pousse l’expérimentation encore plus loin, la pièce étant un curieux alliage avant-gardiste de pop, funk et d’électro.

«Sound and Vision» représente le choix logique pour un premier extrait. Immédiatement accrocheuse et rafraîchissante, la chanson est annonciatrice que David Bowie est en plein contrôle de sa énième métamorphose artistique. Bien que la chanson semble traiter d’isolement («Drifting into my solitude / Over my head»), il réussit un tour de force en créant l’effet inverse au niveau de la musique. «Always Crashing In the Same Car» indique à quel point Bowie est conscient des risques qu’il prend, autant artistiquement que personnellement, comme si le danger attisait son désir. La performance étincelante du guitariste Ricky Gardiner mérite également d’être soulignée.

«Be My Wife» est un morceau pop un peu plus percutant qui fait probablement penser au Bowie de l’époque Ziggy Stardust, mais son instrumentation et sa réalisation de pointe inspireront sans doute la décennie suivante. «A New Career in a New Town» (titre ultra-révélateur) débute de façon très ambiante avant de prendre la forme d’une pièce pop-instrumentale hyper-mélodieuse au sentiment nostalgique. Bowie réussit même à ajouter une touche d’harmonica, qui fond merveilleusement à l’intérieur de la pièce.

Si la première moitié de Low est une splendide incursion dans l’univers pop-expérimental de David Bowie, la deuxième moitié plonge dans l’abysse monumental de ses explorations abstraites. Les premières notes de «Warszawa» sont encore aussi saisissantes aujourd’hui. La pièce est à la fois magnifique et terrifiante. David Bowie, de retour d’un séjour à Varsovie, avait dans l’idée de dresser un portrait de la capitale polonaise. Son ami Brian Eno et lui-même réussiront à construire un polaroid sonore à la fois réaliste et dystopique. Le genre de pièce où il devient inévitable de crier au génie à son écoute.

«Art Decade» poursuit dans l’innovation avec ses ambiances synthées qui donnent froid dans le dos. L’atmosphère générale fait penser à un film de science-fiction. D’ailleurs, les expérimentations de Low auront sans doute une influence sur des œuvres comme la bande sonore de Blade Runner de Vangelis au début des années 1980. «Weeping Wall» sera entièrement conçue par Bowie, preuve de son inspiration débordante de l’époque. Si l’instrumentation vous semble familière, c’est peut-être que vous avez écouté la chanson «The Ghost Of You Lingers» de Spoon à plusieurs reprises. «Subterreneans» est le dernier chapitre musical et termine l’album sur une note mystérieuse et grandiose. Du grand art, sérieusement.

Pour compléter sa trilogie berlinoise, David Bowie lancera l’album Heroes à la fin de l’année et Lodger deux ans plus tard. Quarante ans plus tard, il est impressionnant de constater à quel point Bowie a été la figure de proue musicale des années 1970. De voir un artiste se réinventer album après album tout en demeurant toujours à l’avant-plan des changements esthétiques, musicaux et culturels relève de l’exception. En plein cœur du mouvement punk, il sera l’un des seuls artistes de la génération précédente à garder sa crédibilité intacte auprès des jeunes groupes de la nouvelle vague. Low sera la pierre angulaire de cette période fort chargée artistiquement pour Bowie. L’album aura un impact immédiat sur la cold wave et le post-punk.

Et pour la postérité, il s’agit d’une œuvre qui, comme le bon vin, vieillit merveilleusement bien avec les années et les générations. Voir et entendre le futur? Semble que Bowie en était capable.

Surveillez la prochaine chronique «Les albums sacrés» le 28 septembre 2017. Consultez toutes nos chroniques précédentes au labibleurbaine.com/Les+albums+sacrés.

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